Anne-Catherine Menétrey-Savary

Commentaire

«Les aînées pour la protection du climat» comptent sur le futur parlement pour concrétiser les résultats de leur action en justice
27.07.2023 | Créée en novembre 2016, l’association «KlimaSeniorinnen» / «Aînées pour la protection du climat», soutenue par Greenpeace, s’est engagée dans un long combat contre la Confédération, sur le plan judiciaire, pour exiger d’elle un renforcement des mesures propres à juguler la détérioration du climat. L’association est forte aujourd’hui de plus de 2000 membres, uniquement des femmes âgées de plus de 64 ans, toutes impliquées dans cette action en justice au nom de leur droit à la santé et à la vie.
Pourquoi les aînées ? Parce que «nous, les personnes âgées, nous sommes le groupe de population le plus fortement touché par l’augmentation des canicules, car les atteintes à notre santé et à notre mortalité sont particulièrement élevées».
C’est d’abord au Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) qu’une première requête fut adressée en 2017, exigeant notamment une réduction des émissions de gaz à effets de serre d’au moins 50% d’ici 2030. Requête irrecevable, décréta le Département. L’Association fit donc recours au Tribunal administratif fédéral (TAF), qui opposa un même refus d’entrer en matière, puis, en 2020, au Tribunal fédéral, sans davantage de succès. C’est donc finalement vers la Cour européenne des droits de l’homme CrEDH que l’association s’est tournée. Fait rarissime, celle-ci a donné la priorité au recours déposé par les Aînées et c’est devant la Grande Chambre, la plus haute Cour (décision elle aussi exceptionnelle) qu’a eu lieu l’audience du 29 mars 2023, à Strasbourg, en présence de 17 juges, des représentantes de l’Association et de leurs avocat.es, ainsi que de la Confédération, représentée par l’Office fédéral de la justice. Le jugement est attendu pour la fin de l’année 2023 ou le début de 2024.

Les répercussions possibles de ce bras de fer sur le futur Parlement

Les trois instances interpellées en Suisse ont donc décrété irrecevable l’action des Aînées, au motif qu’elles n’ont pas qualité pour agir. Le Tribunal administratif fédéral, par exemple, juge que les Aînées ne constituent pas un groupe de population particulièrement impacté, par rapport à d’autres catégories de la population.
Cette décision pose la question de la «qualité pour agir», qui pourrait utilement rebondir au Parlement. Une intervention en faveur de la possibilité de déposer des actions collectives en justice serait bienvenue. Plusieurs demandes dans ce sens ont été formulées depuis une dizaine d’années au Conseil national, sans succès. Un projet du Conseil fédéral dans ce sens est pendant, mais incertain. Surtout, ces propositions ne concernent que les plaintes collectives contre des entreprises. (suite à l’affaire Volkswagen).
Parallèlement, la création en Suisse d’une Cour constitutionnelle sera sans doute débattue au Parlement lors de la prochaine législature. L’association des Aînées n’a pas eu d’autre choix, après la réponse inacceptable du TF, que de se diriger vers la CEDH à défaut d’une telle cour en Suisse. On ne sait pas comment le Parlement donnera suite au jugement de la CEDH, mais on peut se demander si la décision d’un tribunal suisse ne serait pas prise plus au sérieux.

Autres arguments à prendre en considération par les futur.es élu.es

L’essentiel des arguments débattus devant la CEDH, transmis sous forme écrite par les deux parties, concerne les mesures à prendre en matière de politique climatique. Plus que sur le droit à la vie et à la santé, le différend porte sur le «budget climat», à savoir la contribution requise d’un Etat pour atteindre globalement la limite à 1,5° du réchauffement fixé par l’accord de Paris. L’établissement de ce «budget carbone» est un élément technique et complexe, difficile à présenter en détail ici. On en retiendra surtout que l’association des Aînées juge cette politique inéquitable, parce qu’elle favorise les pays riches au détriment de ceux qui subissent le plus gravement le réchauffement alors qu’ils y ont peu contribué. Selon elle, «si tous les pays agissent de manière comparable [à la Suisse] [cela] conduit à un réchauffement global pouvant aller jusqu’à 3°». De plus, les documents remis par l’Office fédéral de la Justice à la CEDH sont présentés comme des papiers de travail, qui, précise-t-il «ne reflètent pas l’opinion du Conseil fédéral». Les futurs parlementaires seraient bien inspiré.es de demander des clarifications sur ce « budget carbone», censé servir de base à la politique climatique de la Suisse, en exigeant des analyses plus poussées, potentiellement révélatrices des enjeux cachés.
La plus choquante des décisions notifiées par les tribunaux suisses, c’est celle du Tribunal fédéral. En 2020, il décrète que le droit à la vie et à la santé des «Aînées» n’est pas mis en danger avec suffisamment d’intensité pour imposer des mesures, puisque que le réchauffement actuel reste au-dessous de 2° ! Compte tenu de la surmortalité avérée des femmes âgées de plus de 70 ans lors des canicules, depuis celle de 2003, on se demande à partir de combien de décès le droit à la vie peut être considéré comme suffisamment impacté !
Deux autres éléments mis en avant dans l’argumentation de la Confédération devraient également retenir l’attention du futur Parlement. Il s’agit premièrement de la tentative de minimiser l’impact du réchauffement sur la santé et la vie non seulement des femmes âgées, mais également de la population dans son ensemble. Les émissions de gaz à effets de serre sont de si faible intensité, argumente-t-elle, que des mesures supplémentaires n’auraient pas de «chances réelles (…) d’atténuer le préjudice causé par le réchauffement climatique». Dans leur requête, pour contrer ce genre d’arguments, les Aînées demandaient que les émission «indirectes» dues aux importations et aux investissements suisses à l’étranger soient prises en compte dans ce calcul, ce que la Confédération juge non conforme à la règle internationale. Le futur Parlement doit se saisir de cette question pour rendre le calcul plus équitable.
La seconde tentative de justification, indirectement liée à la précédente, consiste, pour la Suisse, à prétendre que la dégradation du climat est un phénomène mondial et que la Suisse ne peut agir seule. Cette argumentation a déjà été utilisée en lien avec d’autres actions similaires à l’étranger. «Comment peut-on être condamné pour quelque chose dont tout le monde est responsable » argumentait par exemple, en 2019 le représentant de l’Etat néerlandais devant la Cour suprême de La Haye, pour contrer l’association Urgenda, engagée dans une procédure similaire à celle des Aînées. «Le gouvernement néerlandais ne peut pas se cacher derrière les émissions d’autres pays. Il a le devoir indépendant de réduire les émissions de son propre territoire,» répliqua la Cour. A charge du futur Parlement de le rappeler au Conseil fédéral.

En conclusion, deux remarques encore à l’intention du nouveau Parlement

Le jugement de la CEDH sur l’action des Aînées ne sera pas connu avant les élections. Mais c’est de toute manière au Parlement qu’il appartiendra de se saisir de cette réponse, quelle qu’elle soit. L’Association des Aînées est portée à croire que le jugement sera positif. «Ça va secouer le monde politique qui sera obligé de revoir sa copie», prédit Anne Mahrer, co-présidente de l’association, qui ajoute : «Nous acceptons que la Suisse elle-même décide des mesures à prendre pour atteindre son objectif mais nous demandons à la Cour de fixer l’objectif à atteindre.»
Enfin, l’association «Aînées pour la protection du climat» serait reconnaissante que les élu.es apprécient à sa juste valeur la démarche qu’elle a entreprise en choisissant la voie de la justice plutôt que celle des institutions politiques, même si cela déplaît fortement à l’Office fédéral de la justice. Celui-ci s’insurge en effet contre «une „judiciarisation“ excessive» qui pourrait porter atteinte à nos principes et à notre culture politique. «Le Gouvernement considère que les tribunaux, qu‘ils soient nationaux ou internationaux, n‘ont ni la compétence, ni l‘expertise technique nécessaire en leur sein pour élaborer une politique climatique », écrit-il dans son argumentaire
L’association, son comité et son équipe juridique ont fait un travail considérable, non seulement pour étayer leur argumentation, mais aussi en matière de relations publiques, dans toute la Suisse et à l’étranger. L’action des Aînées est suivie par de nombreuses associations à travers le monde, et on estime à près de 2000 les procédures engagées devant les tribunaux de nombreux pays ou de la CEDH. Elles ont également créé des liens avec des jeunes activistes du climat. Cette stratégie ne devrait pas être considérée comme une attaque contre la politique institutionnelle, mais comme un complément. La convergence des différentes actions judiciaires sur le plan international peut créer une dynamique dont bénéficieront les élu.es fédérales et fédéraux. Pour le moment, en Suisse, la justice reste farouchement attachée à une lecture rigide des lois en vigueur, mais elle pourrait être amenée à les réinterpréter en fonction de ce qui peut être reconnu comme un «état de nécessité».
Auteur | Anne-Catherine Menétrey-Savary est une personnalité politique vaudoise, anc. conseillère nationale, les Vert.e.s
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